Jean-Marie Fessler

Chroniques de l’IM, Jean Marie Fessler : Pratiques éthiques et pratiques démocratiques (3/3)


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Jean-Marie Fessler

 

Docteur en éthique
médicale et en économie
de la santé, président du
conseil scientifique de l’Institut
Montparnasse, professeur associé
de Stanford, ancien directeur d’hôpital
et des établissements de soins de la
Mutuelle générale de l’Education nationale
et conseiller de son président. Il est auteur
ou co-auteur de nombreux ouvrages et
publications.

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Deux principes éthiques : révéler nos relativisations et nos échelles de gravité

Poursuivre semble nécessiter quelques précautions de fond relevant de l’éthique.

Sur le tissage des connaissances, la physicienne et épistémologue Mioara Mugur-Schächter montre que face à tout « problème », il y a toujours des désaccords. L’unique solution n’existe pas. Rien n’est hors du temps et des contextes. Elle souligne que nous devons alors poser une règle, une méthode relativisée, appropriée à un but donné et les respecter.

L’intégrité ne réside-t-elle pas dans l’effort de révélation des regards qui nous animent et des référentiels épistémiques et politiques qui constituent les couches profondes, le noyau de nos raisonnements, de nos habiletés au maniement de mots et de formalismes ?

Mioara Mugur-Schächter, Sur le tissage des connaissances, Lavoisier, 2006

Si nous vivons le bouleversement le plus profond du système mondial du savoir depuis que notre espèce a commencé à penser, si nos vécus des temporalités et spatialités sont en mutation, un tel travail semble vital. 

De même qu’un enseignement, en première année de tous les cursus de toutes les universités et écoles : [Connaissance-Expérience-Compréhension]. Synthèses des activités comprises, donc.

Autrement, généralisation hâtive, babélisation, rapports de force et d’influence, rhétorique de légitimation et autopromotion règnent, au détriment d’une mutualisation féconde des représentations.
Le réel est diversifié, disparate, complexe.
De multiples couches sédimentaires cohabitent.

Fabriquer et solliciter une seule lecture de l’histoire, n’adouber que des semblables crée l’usurpation, le conflit, la violence, la guerre même.

Si la violence semble répondre à une offense, qu’elle soit réelle, imaginaire ou symbolique, c’est sans doute la rivalité qui est première. Dès l’enfance, il y a désir de ce que l’autre paraît posséder.

Au titre de l’écologie de l’esprit, du respect du temps irréversible des autres, n’est-il pas temps de construire une plateforme coopérative d’élaboration et de partage des
synthèses ?      Avec méthode et dans une langue exempte des mutilations de la novlangue     , des codages de l’entre-soi, des cooptations et des combats des chefs.

Le Conseil économique, social et environnemental ne pourrait-il l’héberger ?
Révéler nos relativisations permet de quitter le modèle top-down institutionnel souvent auto-référencé et auto-satisfait et de passer du pouvoir-sur au pouvoir-avec d’Hannah Arendt, de l’archaïque déraison classificatoire aux savoir-faire des métiers.

A celles et ceux qui investissent dans un mandat électif et qui représentent 1,5% du corps électoral, la moindre des choses semble être de leur demander explicitement leur avis sur le fonctionnement de notre démocratie.

Jean-Paul Fitoussi, Comme on nous parle

Le second principe consiste à révéler nos échelles de gravité.
Pour ma part, je pense grave de masquer ce que nous savons de longue date des biais cognitifs     qui produisent des équations du désastre et des risques de modèle. 
Je pense encore plus grave de ne guère prendre en compte les réalités de la corruption, des trafics, de la grande criminalité, etc.

Au titre d’une démocratie de la délibération citoyenne, notre époque propose comme
jamais des forums, agoras, sites et blogs. Encore faut-il sans doute que les thèmes abordés soient un peu précisés et qu’un minimum de méthode permette d’éviter d’errer dans tous les sens et de faire la promotion des chasseurs de places. Sinon, les participants généreux seront rapidement démotivés.

Jérôme Boutang, Michel De Lara, Les Biais de l’esprit. Comment l’évolution a forgé notre psychologie, Odile Jacob, 2019

Et l’Europe…

Dans l’espace fondamental de l’Union Européenne, l’urgence d’un nouveau récit réaliste et inspirant semble de première importance.

Tout a été dit sur les insuffisances de l’Europe. Sans que l’on se donne véritablement la peine de recueillir méthodiquement l’avis de celles et ceux qui, à un moment donné ou longuement, ont contribué et contribuent à la construction européenne.

Ainsi, peut-on passer sous silence que jamais une monnaie unique, sur un tel espace multinational, n’avait existé autrement qu’imposée par un César, un empereur ?

Plus encore, il s’agit de la première mise en commun volontaire de la souveraineté de plusieurs nations.
L’histoire si tourmentée des nations européennes, les conditions de la Chute du Mur de Berlin le 9 novembre 1989, les guerres de Yougoslavie entre 1991 et 2001, ou encore les crises financières et le Brexit, effectif au 31 janvier 2020, à la suite du référendum du 23 juin 2016 qui en décidait par 52% des votants représentant 37% des inscrits, ont peut-être occulté dans la mémoire des citoyens européens l’immensité des défis relevés et des réalisations.

Si le plan de relance européen, Next Generation EU, de 750 milliards d’euros dont 390
milliards de subventions et 360 milliards de prêts, proposé par la Commission le 27 mai 2020 et décidé par les vingt-sept Etats membres, à l’issue du Conseil européen du 17 au 21 juillet 2020, est utilisé au mieux, les citoyens européens pourront en constater la valeur sociale.

Face à de telles complexités, le risque est toujours le même : que l’obsession du contrôle
formel, bureaucratique noie la vision stratégique et ralentisse le tempo, à une époque qui
valorise tant la vitesse.
On dira aisément que la concurrence entre pays européens, y compris au chapitre fiscal, est contradictoire tant avec la réalité des Etats-continents qui mènent largement la compétition mondiale qu’avec les besoins de protection des 447 millions d’habitants de l’Union.

Avec le recul du temps, on peut déplorer l’absence d’occasions de coopération entre Européens ordinaires – « les Postes unies d’Europe » ou « les Chemins de fer unifiés
continentaux » ou la « Caisse d’épargne de tous les Européens », par exemple -, c’est-à-dire des organisations, présentes partout sur les territoires, où bien des personnes auraient commencé à opérer dans une organisation continentale.

Au total, est-ce si difficile de redonner aux Européens la certitude qu’il vaut mieux être en Europe qu’ailleurs dans le monde ?

Si les intérêts nationaux continuent de primer systématiquement sur les intérêts collectifs, nous aurons, massivement, la désintégration, le populisme, le nationalisme.

Nicole Gnesotto, L’Europe indispensable, CNRS Editions, 2019.

Aurions-nous oublié la paix et la prospérité depuis les années 1950, l’Etat-providence dans
tous les Etats de l’Union, le respect des droits de l’Homme, le pluralisme incarné par la
démocratie représentative ?

Evidemment, de telles questions démocratiques ne peuvent être travaillées sous
bombardement symbolique d’activistes, dont l’intolérance théorise l’exclusion du
contradicteur et dont l’obsession de détenir la vérité traduit rapidement un désir
d’éradication. Sous de multiples formes, ce sinistre théâtre a tellement souvent été joué
dans l’histoire qu’on s’étonne toujours qu’il puisse encore séduire qui que ce soit.
Pendant ce temps, des décisions de grande importance sont prises à distance des citoyens.

Le rôle d’experts souvent autoproclamés est patent. Lobbies, grandes entreprises,
institutions supranationales sont à la manœuvre.
Tel est le rêve, semble-t-il, de certains : la démocratie sans démocrates, autrement dit
quelques Etats et quelques méga-entreprises contrôlant tous et tout par les voies
numériques. 

Dans un tel « écosystème », bien des possibilités s’offrent cependant à nous.

De multiples possibilités de renouvellement

Sans prétendre en rien épuiser l’espace des possibles, nous évoquons certains axes qui
pourraient fédérer des énergies, du local au global.

Travailler sur les émotions démocratiques

Notre maturité psychologique est un enjeu fondamental pour la démocratie. Est-il raisonnable de laisser si souvent le terrain des récits et représentations aux compétiteurs, au détriment des récits et représentations des coopérateurs ?

On ne peut constamment vivre avec des émotions négatives, défiance, humiliation,
ressentiment, peur, manipulées à l’envi par quelques-uns.

Quelle est la qualité des liens entre l’individuel et le collectif ?

Ne serait-il pas temps de mettre un fort accent sur les avantages pour chacune et chacun de nos démarches nationales et européennes de Sécurité sociale, de protection sociale, en particulier. A notre sens, les véritables experts doivent mettre à notre portée des visualisations concrètes des liens entre nos contributions individuelles et les résultats collectifs.

Il en va de même de la phénoménale contribution des sciences à l’amélioration du sort d’un grand nombre de personnes. L’esprit de synthèse semble requis.

Tenir enfin compte des propositions d’Edgar Morin en matière d’éducation

Edgar Morin, La tête bien faite, Seuil 1999 et Enseigner à vivre

Parmi d’autres contributions, Edgar Morin publiait, en 1999, sous l’égide de l’UNESCO, les Sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur       . Le monde académique et les cercles de réflexion sur l’éducation et l’enseignement s’honoreraient sans doute d’une relecture mutualisée de la totalité de ses écrits en la matière.
Sans submerger les enseignants de responsabilités qui incombent aussi au milieu familial, faut-il rappeler que la démocratie est une culture ancrée sur la lutte contre la haine, l’envie, la violence ?

A propos de la haine, l’historien Ran Halévi écrit ceci : « La haine, on s’en doute, n’est pas une spécialité exclusivement française. Elle a également beaucoup servi ailleurs.
Curieusement, elle n’a jamais constitué un véritable objet de savoir. Et pour cause : cette notion polysémique se présente tout à la fois comme une émotion, un sentiment, une idée, un préjugé, une passion, une forme de rationalisation… ; elle est un composé d’attitudes et d’humeurs que les circonstances ne cessent de travailler et d’infléchir. »       Et d’observer : 

« L’histoire de nos haines hexagonales n’est pas écrite, si ce n’est par fragments. »
Ran Halévi
Historien

Une telle observation laisse à penser et sans doute à travailler.

Faire évoluer le rôle de la puissance publique

Il s’agit ici de réaffirmer les fondamentaux : garantir la sécurité et les libertés, anticiper et réparer, punir lorsque c’est nécessaire. 

Il s’agit aussi de créer concrètement un climat d’épanouissement, ce qui passe par les élus locaux. 

 

S’agissant des missions régaliennes de l’Etat, des trois fonctions publiques, des collectivités territoriales et des régimes et branches de la Sécurité sociale, tant la crédibilité que l’efficience commandent de consulter d’abord celles et ceux qui y travaillent et y assument des responsabilités, à tous les niveaux hiérarchiques. Le think tank Galilée.sp        s’y emploie.

L'appel des "civic techs"

La “Civic Tech”, qui évolue dans l’esprit start-up, constitue un ensemble d’outils numériques dont l’objectif est de transformer et d’améliorer le fonctionnement du système politique en place en redonnant plus de pouvoir au citoyen. Telle était d’ailleurs, dans les années 1990, l’inspiration de l’Open data.

Mettre en lumière les makers, celles et ceux qui font, à distance du futile

Des expériences passionnantes se déroulent, partout. Jusqu’au microcrédit et aux monnaies locales. Jusqu’à l’agriculture intelligente, l’économie de l’indispensable, celle du recyclage et de la réparation.

La démocratie participative

Schématiquement, la démocratie directe vise à corriger le principe aristocratique inhérent à toute élection qui vient clore une compétition électorale et traduit une démocratie de rivalité, à des degrés variables de courtoisie républicaine.
Apporter des compléments et des correctifs à la démocratie représentative est une ambition noble.
Dans la situation française, encore faudrait-il d’abord que les nombreuses institutions que le génie national sait créer fonctionnent bien mieux et acquièrent une culture de la médiation       auprès de celles et ceux qui en ont conçu l’art et le pratiquent. 

Ensuite, sans fétichisme, le tirage au sort, à condition qu’il concerne le législatif et non
l’exécutif, peut permettre de régénérer le débat démocratique.
Il s’agit de constituer un échantillon équilibré de personnes auxquelles on donne le temps et les moyens nécessaires, au contact d’experts de bonne volonté, pour se forger une opinion et en justifier le contenu. Ainsi, peut-on aller plus loin que les élections, les sondages et les référendums. 

A propos, peut-on s’interroger sur les suites concrètes du grand débat national, qui s’est tenu, à l’initiative du président de la République, du 15 janvier 2019 jusqu’au débat à l’Assemblée nationale et au Sénat des 9 et 10 avril ? 1 932 884 contributions en ligne, 10 134 réunions locales, 16 337 communes ayant ouvert des cahiers citoyens et 27 374 courriers et courriels reçus, de remarquables synthèses des contributions libres et des conférences nationales thématiques et des conférences citoyennes régionales, n’était-ce pas une puissante illustration d’un débat démocratique en profondeur ?

L’exécutif

A tous les niveaux, la décision, l’exécution, la nomination – le choix fondamental et parfois pour longtemps d’une personne par rapport à une autre – peuvent apparaître comme brutales alors qu’elles sont souvent la mise en œuvre concrète d’une démarche préalable de consultation, de concertation, voire de co-construction et d’information aux meilleures sources. 

La démocratie ne serait-elle pas victime d’une asymétrie entre la visibilité de la décision – qui ne fait pas que des heureux – et la discrétion de sa préparation, voire sa lenteur, à laquelle les autocrates ne sont pas confrontés, bien entendu ?

Pour autant, plus leur engagement est sollicité et plus les situations sont compliquées, plus les décideurs doivent équilibrer le temps consacré à la préparation de leurs décisions et celui qui l’est à les prendre, à les mettre en œuvre puis à en évaluer les résultats pour ajuster les suites.
On ne peut manquer d’évoquer aussi le référendum d’initiative citoyenne et l’actuelle mandature du Conseil économique, social et environnemental. Il en va de même du service civique universel obligatoire. Au total, la régénération de la démocratie ne réside-t-elle pas dans la création d’expériences positives communes à tous les citoyens ? La question, abyssale et si forte en exigences, sollicite toutes les attentions, énergies et même ferveurs.

L’amélioration des décisions

Dans le cadre de ce texte, nous sommes tentés de mettre en exergue le but de
l’amélioration des décisions. Il ne s’agit pas seulement de discussions intéressantes et de propositions séduisantes. A toutes les échelles, le pouvoir, le choix puis la mise en œuvre ont une dimension rugueuse, stressante, frustrante, pour autant que l’on ne prenne pas la vie et la responsabilité comme un jeu plus ou moins amusant.
Certaines petites et grandes décisions étant pratiquement irréversibles, il nous semble
qu’une finalité parmi les plus nobles de nos débats démocratiques réside dans l’amélioration des décisions et de leur mise en vie. Elles forgent l’avenir, y compris dans nos associations, fondations, coopératives, mutuelles et entreprises sociales. 

Lors d’une prise de décision, il y a deux parties à distinguer : le produit final, la décision
commentée, d’une part, la démarche pour y parvenir, d’autre part.

Le produit final : la décision commentée, peut être ainsi structurée :

1. L’orientation et la description du contexte.
2. L’intention et la volonté qui sous-tendent la décision.
3. Le texte de la décision.
4. Les divergences d’opinions qui demeurent.
5. Les signatures du décideur et de ceux qui ont participé à l’élaboration de la décision.
6. La date éventuelle de remise en question.

La démarche pour y parvenir peut être ainsi organisée :

1. Formuler l’orientation et la première version de l’intention.
2. Réunir les personnes choisies selon des règles claires et leur procurer l’orientation et
l’intention avec un commentaire.
3. Leur donner le temps de réfléchir, de prendre des informations et de commenter
l’intention.
4. Formuler la première version de la décision pendant ce temps.
5. Réunir à nouveau les personnes et leur laisser le temps de s’exprimer sur l’intention et la première version de la décision.
6. Se donner la possibilité de plusieurs réunions.
7. Formuler définitivement la décision.

En cas d’urgence, ce processus peut être conduit en quatre à six heures. Ce schéma peut être étendu au suivi de la décision. Le respect de plusieurs valeurs sera à chercher : la primauté de la personne, le libre examen, la reconnaissance de la nécessité de la cohésion sociale, la recherche de la vérité des faits, la justesse des normes évoquées, la sincérité de personnes qui participent au débat, la clarté de la terminologie employée, le temps qu’on y consacre.

Quelques mots de conclusion provisoire…

Ces pages se terminent par les derniers mots du discours d’installation du président Václav Havel (1936-2011) comme associé étranger à l’Académie des sciences morales et politiques        . Son engagement le mena en prison à trois reprises, entre 1977 et 1989, pour au total près de cinq ans.

« Nous n’avons qu’une tâche : transformer les fruits de cette récolte en de nouvelles graines et les arroser patiemment. Il n’y a aucune raison d’être impatients si le semis et l’arrosage sont bien faits. Il suffit de comprendre que notre attente n’est pas dénuée de sens. (…) Une telle attente est plus qu’une simple attente. C’est la vie, la vie en tant que participation joyeuse au miracle de l’Etre. » 
Discours de M. Václav Havel, Paris, Institut de France, Académie des sciences morales et politiques, 27 octobre 1992.
Václav Havel
Président de la République fédérale tchèque et slovaque puis de la République tchèque
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