Pour une revendication de l’éducation populaire en mutualité

Les travaux de l’Institut Montparnasse sur la démocratie renouvelée en mutualité se sont achevés avec la sortie du livre début octobre 2023, à l’occasion de laquelle les principaux acteurs de la coordination du livre ont été interviewés. La conclusion du Président de l’Institut a porté sur le rôle éducatif de la mutualité, en tant que […]

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Les travaux de l’Institut Montparnasse sur la démocratie renouvelée en mutualité se sont achevés avec la sortie du livre début octobre 2023, à l’occasion de laquelle les principaux acteurs de la coordination du livre ont été interviewés. La conclusion du Président de l’Institut a porté sur le rôle éducatif de la mutualité, en tant que garde-fou de la démocratie interne de ses organisations.

L’Institut engage désormais des travaux qui ont vocation à étudier les pratiques d’éducation populaire dans le champ de la santé et analyser l’expérience MGEN afin de proposer une méthode respectueuse des spécificités et lignes politiques de toute mutuelle.

Pour démarrer ces travaux, nous avons auditionné un certain nombre de personnalités, que nous remercions chaleureusement pour le temps qu’elles nous ont accordé : Emmanuel Porte (chargé d’études et de recherche Injep), Léa Laval (chef de projet Cité éducative de Bayonne, autrice de la thèse “Travailler les savoirs pour une université autrement populaire. Dialogues entre critiques en acte de l’université et pratiques en recherche de l’éducation populaire”), Josiane Stoessel Ritz (professeur Université de Haute Alsace, département économie et société), Sylvie Emsellem (déléguée générale ESPER), Jean-Victor Ayité (directeur PASS), Julien Mast (délégué général e-graine), Jean-Pierre Girard (entrepreneur et enseignant HEC Montréal), Anne-Marie Harster, Carole Coupé et Jérémie Morfoisse (respectivement Présidente, déléguée générale et directeur de projet solidarité Laïque), Driss Touil et Morgane Richard (responsable du réseau et responsable de projets Réseau Education et Solidarité), Elodie Sentenac (professeur en lycée), Arnaud Tiercelin (directeur La Ligue de l’enseignement), Roger Crucq (Président fédération des autonomes de solidarité laïque), Stéphane Veyer (co-gérant de la manufacture coopérative), Eric Le Grand (professeur EHESP), François Perl (conseiller stratégique au secrétariat général de Solidaris), Thierry Weishaupt (directeur animation partenariats clés Vyv), Nicolas Schreck (président MGEN Haut-Rhin), Timothée Duverger (chargé de mission à l’ESS et au développement durable Sciences Po Bordeaux).

Education populaire : de quoi parle-t-on ?

L’éducation populaire porte dans son ADN les valeurs humanistes de solidarité, d’émancipation, de coopération et de lutte contre les inégalités, valeurs communes avec l’économie sociale et solidaire.
Il s’agit d’une éducation pour tous, par tous, tout au long de la vie, qui vise à favoriser les conditions d’une émancipation citoyenne.
Voici encore quelques définitions :
« La formation des citoyens tout au long de la vie et dans tous les lieux de sociabilité ». (Emmanuel Porte, Injep).
“Tout ce qui fait éducation dans les mouvements d’auto-organisation” (Léa Laval, docteur en éducation populaire).

Même si on peut faire remonter la notion bien au-delà du XIXème siècle, on commence à parler d’éducation populaire dans un contexte post-révolutionnaire. C’est à cette époque que les premières initiatives d’éducation populaire apparaissent dans les congrégations religieuses, dans les syndicats, et dans les mutuelles.
En mutualité, l’objectif est double : éduquer les populations à leur santé et former les membres de l’organisation.

Depuis leurs origines, aux moyens d’actions de prévention, les mutuelles ont ainsi participé à éduquer les populations à leur santé : conférences de médecins, universités populaires… Ce courant hygiéniste a été fondamental pour l’amélioration de la santé publique et des conditions de vie des populations.
Jean-Marie Fessler, Président du Conseil Scientifique de l’Institut Montparnasse, définit une mutuelle comme « une organisation qui a pour objectif de créer de la solidarité entre ses membres partout où cette solidarité n’existe pas. La mutuelle est un vecteur d’émancipation, en ce qu’elle promeut l’amélioration individuelle des conditions de vie et la participation à la construction d’une société plus juste. »

Cette définition est corroborée par l’article L111-1 du code de la mutualité qui définit la mutuelle comme une personne morale de droit privé à but non lucratif dont la finalité est de « contribuer au développement culturel, moral, intellectuel et physique de ses membres et à l’amélioration de leurs conditions de vie ».

Au sein des organisations, l’éducation des membres est apparue comme l’outil indispensable du mouvement social. En effet, comment participer à la gouvernance de son organisation si l’on n’en connait pas les règles ? Comment porter un projet politique si l’on n’a pas toutes les cartes en main ?

L’éducation populaire est un concept qui évolue.

Les organisations qui se revendiquent essentiellement de l’éducation populaire, celles que l’on appelle « les historiques » s’estiment en difficulté : manque de moyens pour animer un réseau d’éducateurs qualifiés, concurrence des réseaux sociaux, institutionnalisation qui les cantonne à un rôle de prestataires de l’Etat pour l’animation de temps périscolaires notamment.
Pour une partie de l’opinion publique, le mot est tombé en désuétude au moment où l’Etat a décidé de ne soutenir que ponctuellement certaines activités (ce que l’on appelle aujourd’hui l’éducation artistique et culturelle), au détriment d’un projet éducatif global.
De l’éducation populaire n’est ainsi restée que la « méthode », celle de la pédagogie active, que se sont appropriés d’autres organisations (on pourra penser par exemple à la pédagogie “Montessori”).
Par ailleurs et paradoxalement, apparaissent dans les écoles de management de nouvelles méthodes et certifications sous des noms parfois anglicisés ou des marques déposées.
A l’inverse, d’autres mouvements revendiquent le terme d’éducation populaire. C’est un moyen de politiser leurs pratiques, en réaction aux enjeux d’urgence (climatique) ou de technique (numérique).
Dans ces domaines, l’éducation populaire est vue comme un outil moderne qui permet de développer un esprit critique, mais qui n’est pourtant pas exploité dans toute sa dimension pédagogique. Si l’on prend l’exemple de la fresque du climat, les “fresqueurs” font de la sensibilisation, mais ne poussent pas leur action jusqu’au savoir-agir des individus.
Le terme semble ainsi utilisé distinctement comme méthode pédagogique à visée émancipatrice d’une part, et comme arme à visée politique d’autre part.

Pourtant, en mutualité, le terme « éducation populaire » fait débat.

– Malgré le lien historique entre éducation populaire et mutualité, les temps ont changé : la sécurité sociale d’abord, la généralisation de la protection sociale complémentaire ensuite, ont posé un cadre institutionnel dans lequel les mutuelles n’ont plus voix au chapitre. Nous ne sommes plus dans des dynamiques de construction collective qui justifiaient que la mutualité fasse œuvre d’éducation populaire.

– Pour une partie de la population mutualiste, le terme – méconnu – renvoie pour certains à une idéologie politique (celle du Front Populaire), pour d’autres à un public spécifique (éloigné et en précarité). Ainsi loin de nos objectifs et de nos cibles, l’éducation populaire en santé ne devrait pas être l’affaire des mutuelles.

Notons cependant que le champ de la santé est bien investi par l’éducation populaire.

Depuis plusieurs années déjà se pose la question du savoir des patients. On assiste à une forme de remise en question du rapport de domination entre le soignant et le soigné, on cherche à associer les patients au savoir lié à la santé. Le mouvement de lutte contre le SIDA dans les années 1980 en est une illustration. Les malades eux-mêmes se sont emparés du sujet pour s’auto-éduquer. Aujourd’hui, la profusion des addictions est un enjeu de santé publique, pour lequel la prévention et l’éducation
des publics est nécessaire. Il y a un réel besoin d’accompagner les populations dans une réflexion sur leur pratique, en particulier les jeunes, qui cherchent aujourd’hui leurs réponses sur les réseaux sociaux.

De nombreuses initiatives d’éducation par les pairs existent. Pour n’en citer que deux :

– Le dispositif “Les repères santé’ d’Unicité propose à des jeunes en service civique d’intervenir dans les écoles sur des questions de santé ;

– La démarche publique “Atelier Santé Ville” vise à coordonner des acteurs et programmes d’actions de santé destinées aux populations les plus fragilisées. A cette fin, l’ASV met en œuvre une approche transversale de la santé, intégrant notamment une dimension sociale, éducative et d’insertion. La démarche des ASV se caractérise en particulier par l’association des habitants à travers des démarches de proximité et une approche communautaire de la santé.

Il est également très intéressant d’observer le travail des acteurs qui agissent autour de la sécurité sociale alimentaire. Au-delà de la question du financement, la question de l’organisation de la démocratie locale et de l’acquisition de connaissances sur les sujets d’alimentation et d’agriculture est cruciale pour permettre à chacun de participer activement au choix des produits qui seront mis au panier. L’éducation populaire est ici aussi au cœur du projet de lutte contre les inégalités alimentaires.

Se basant sur les principes posés par la Charte d’Ottawa (texte fondateur de la promotion de la santé au niveau international adopté en 1986), ces organismes œuvrent désormais pour une éducation pour la santé, et non plus pour une éducation à la santé. La différence est de taille : à un modèle de sensibilisation descendant sur les bonnes pratiques en matière de santé est substitué un modèle éducatif qui permette à chacun d’agir au quotidien sur sa santé. La charte parle d’éducation transformatrice. Le modèle est congruent : il met l’accent sur l’acquisition d’aptitudes individuelles,
mais aussi sur la création d’environnements favorables et sur le renforcement de l’action communautaire.

Il n’est certes pas question pour les mutuelles de préempter les actions de ceux qui agissent effectivement sur le terrain, mais il n’est pas question non plus de se désintéresser de ces initiatives.
En outre, force est de constater que la question de l’éducation des populations à la protection sociale n’a encore été pleinement investie par personne.

L’éducation populaire est un moyen politique pour les organisations de l’ESS.

Dans un contexte d’alignement grandissant imposé par l’Etat entre mutuelles et assurances, dans ce contexte de banalisation, les mutuelles doivent veiller à demeurer en mouvement et à cultiver leurs singularités.

De ce point de vue, la MGEN continue à défendre une certaine vision de la société. En témoigne dernièrement les formidables travaux menés sur la fin de vie avec le réseau des militants. Face au modèle managérial ascendant des entreprises capitalistiques et en réaction au pouvoir de décision des experts, ce genre d’initiative est remarquable.

Cette spécificité démocratique de l’économie sociale et solidaire doit absolument être préservée, protégée, défendue. Ces dernières années, l’Institut Montparnasse a réfléchi au renouvellement démocratique en mutualité, et a émis des propositions. Parmi celles-ci, la formation des administrateurs aux enjeux de l’économie sociale et solidaire et l’engagement des militants.

Ces objectifs sont également revendiqués dans le milieu coopératif. Il est indispensable de former les sociétaires à la gouvernance de la coopérative. Les coopérateurs appellent cela l’éducation populaire, et en font un garde-fou de la démocratie interne.

Les différentes auditions menées dans le milieu de l’ESS ont mis en lumière une chose étonnante : coopératives et associations se réclament de l’éducation populaire et en revendiquent l’usage comme l’arme nécessaire à leur combat politique pour certains, comme l’outil indispensable à la réalisation de leur objet social pour d’autres.

En mutualité, on l’a vu, le terme ne met pas tout le monde d’accord. Il est vrai que les mutuelles ont leurs spécificités politiques. Pourtant, elles sont d’accord sur le mode opératoire qui leur permet de faire vivre la démocratie interne. C’est peut-être simplement cela, l’esprit « éduc pop » en mutualité et dans l’ESS en général : une méthode commune pour répondre aux défis d’éducation et d’émancipation des citoyens.

Dans les mois à venir, MGEN se concentrera sur trois grands engagements : laïcité, fin de vie, égalité femme-homme. Travailler ces projets selon un esprit éduc pop, c’est embarquer le réseau de militants dans ces projets (éducation par tous) pour toucher le public des adhérents, voir au-delà (éducation pour tous).

Aussi, l’Institut Montparnasse s’intéresse à la manière dont certains acteurs s’emparent des questions de santé dans un esprit d’éducation populaire, en même temps qu’il s’engage dans un processus d’analyse des pratiques employées par l’ESS et la mutualité en particulier pour contribuer à la formation et l’empowerment de ses membres.

Le rôle éducatif de la mutualité est essentiel. Elle ne doit pas être cantonnée à un rôle de gestionnaire, elle doit au contraire expliquer ce que sont les risques, la santé, la prévention. Elle doit accompagner les collectifs à prendre conscience, à réfléchir collectivement pour se forger leur propre savoir, dans une démarche de citoyenneté. L’éducation populaire est une démarche politique : le citoyen/ adhérent/ militant doit être plus qu’informé, il doit être formé. Sinon il est réduit à un consommateur.

En conclusion, voici un extrait du document 206 EX/6.II du Conseil exécutif de l’ONU “ODD 4 –Éducation 2030: Partie II, L’éducation en vue du développement durable (EDD) après 2019” :

“Il faut que l’Education en vue du Développement Durable accorde plus d’attention à la transformation individuelle de chaque apprenant et à la manière dont elle se déroule. Premièrement, la transformation nécessite un certain degré de rupture, ainsi que du courage et de la détermination. Deuxièmement, elle s’opère par étapes : avec l’acquisition de connaissances, les apprenants prennent conscience de certaines réalités ; avec l’analyse critique, ils commencent à en comprendre la complexité ; l’expérience peut induire un rapport empathique aux réalités ; lorsque les réalités correspondent à la vie et par basculements, on développe compassion et solidarité. Cette vision de la transformation implique l’éducation non seulement formelle, mais aussi non formelle et informelle, l’apprentissage cognitif et socio-émotionnel, et l’éducation civique et citoyenne”.

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