L’éducation populaire : Plus qu’une méthode d’émancipation individuelle et collective, un enjeu de repositionnement de la mutualité dans les politiques publiques de santé et de protection sociale

Jean-Victor Ayité Jean Victor Ayité est le Directeur Général du Programme d’appui aux stratégies sociales (PASS) à Abidjan. Ce programme opère en Afrique de l’Ouest dans les domaines de la mutualité, de la santé publique, de la protection sociale et du développement durable, soutenu par le groupe Vyv et la Fédération nationale de la mutualité […]

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Jean-Victor Ayité

Jean Victor Ayité est le
Directeur Général du Programme
d’appui aux stratégies sociales
(PASS) à Abidjan. Ce programme
opère en Afrique de l’Ouest dans les domaines de la mutualité, de la santé publique, de la protection sociale et du développement durable, soutenu par le groupe Vyv et la Fédération nationale de la mutualité Française. Avant cela, il a travaillé dans le business développement des médias et a occupé divers postes au sein du groupe CÔTE OUEST AUDIOVISUEL. Depuis trois ans, Jean-Victor conduit la transformation du PASS pour en faire un acteur de premier plan dans la promotion du modèle mutualiste et le soutien aux politiques publiques de santé et de protection sociale en Afrique.

Opérationnel dans la zone UEMOA (Union Economique et Monétaire Ouest Africaine) depuis Août 2019 grâce au soutien du groupe Vyv et de la Mutualité Française, le Programme d’Appui aux Stratégies Sociales (PASS), est un pôle d’expertise mutualiste de coopération internationale à but non lucratif, basé à Abidjan, qui a pour mission de faire émerger des solutions durables et solidaires face aux problématiques d’accès aux soins et de couverture sociale en intervenant dans les domaines de la mutualité, de la protection sociale, de la santé et du développement durable. Le PASS appuie le développement du modèle mutualiste en Afrique francophone à travers l’organisation de conférences et de plaidoyers régionaux sur la mutualité, à travers la formation des cadres élus et salariés des mutuelles et à travers des missions d’appuis et de conseil stratégique.

La mise en place de régimes universels de prévoyance dans plusieurs pays en Afrique questionne sur l’avenir
du modèle mutualiste. Ailleurs dans le monde l’évolution de la réglementation tend à aligner de plus en plus
les mutuelles sur les mêmes exigences règlementaires que les compagnies d’assurance commerciales,
laissant de moins en moins de marge de manœuvre aux mutuelles qui pourtant, au-delà de la couverture
sociale, investissent énormément dans des actions sanitaires et sociales. Les organisations mutualistes sont
de plus en plus asphyxiées. La mutualité est donc amenée à trouver des appels d’air en imaginant
différemment son futur pour construire de nouvelles solidarités.

L’éducation populaire est certainement l’un des terrains à investir dans cet exercice. Gardant encore
aujourd’hui les caractéristiques de ses modes d’expression dans le 19 e et le 20 e siècle, l’éducation populaire
en mutualité continue de se traduire par un engagement massif dans des conférences populaires, des
campagnes de sensibilisation et d’information orientées vers la prévention en santé. Cependant dans
beaucoup de cas ces campagnes sont conçues, mises en œuvre avec une faible coordination avec les
acteurs publiques du système de santé et de protection sociale comme si les mutuelles évoluaient dans leur
monde et les structures publiques dans le leur.

Les synergies créées avec les districts sanitaires et les structures décentralisées de protection sociales sont si faibles que les organisations mutualistes n’arrivent ni à valoriser suffisamment leurs actions sociales et para-sanitaires, ni à les faire faire prendre en compte dans les comptes et politiques publiques de santé et de protection sociale. Conséquence : l’action globale du mouvement mutualiste est sous-évaluée.

Enfin la faiblesse des travaux de recherches et des données disponibles sur la valorisation de l’action mutualiste dans l’économie de la santé des pays invisibilise une grande partie de ce qui fait la différence entre les mutuelles et les autres offreurs de services d’assurance alors qu’elle devrait peser davantage dans l’imagination collective du futur des politiques sociales et sanitaires en général et du mouvement mutualiste en particulier. Dans ce contexte les mutuelles devront continuer à travailler pour s’imposer dans la construction des politiques publiques comme des acteurs importants du renforcement du système de santé sur les piliers du financement des soins de santé, de la prestation de services et pourquoi pas un jour sur d’autres piliers
tout aussi stratégiques. Ce positionnement ferait des organisations mutualistes un allié indispensable à l’Etat, et un acteur plus influent pour démocratiser les politiques de santé et accroitre l’efficacité locale des impacts recherchés. En tant que pôle d’expertise mutualiste, le PASS conduit depuis trois ans un certain nombre de projets qui mettent en relief la potentiel transformateur de l’éducation populaire sur les politiques publiques de santé et de protection sociale.

Quatre de ces projets démontrent comment l’éducation populaire peut avoir un impact non seulement sur le mieux être des populations, mais également sur le positionnement de la mutualité comme partenaire du système de santé.

Le Renforcement de l’implication communautaire dans la lutte contre les maladies non transmissibles

Selon les données de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) en 2018, les Maladies Non Transmissibles (MNT) à l’échelle planétaire sont la première cause de mortalité. Elles sont responsables de plus de 41 millions de décès chaque année, soit 71 % de décès mondiaux en 2018 et tuent chaque année 15 millions de personnes âgées de 30 à 69 ans, dont 85% surviennent dans les pays à revenus faibles ou intermédiaires (Les Maladies Non Transmissibles (MNT) dans le monde (Données OMS 2018). Conscient de l’ampleur de ce tueur silencieux, le Ministère de la Santé et de l’Hygiène Publique de Côte d’Ivoire a choisi d’intégrer l’objectif 3.4 des ODD dans le Plan National de Développement Sanitaire (PNDS) qui préconise d’intégrer les interventions de lutte contre les MNT à l’ensemble des soins de santé primaire
conformément à la stratégie WHO-PEN (World Heath Organisation Package of Essential Ncd interventions) au
niveau des établissements sanitaires à base communautaire (ESBC).
« S’appuyant sur le fait que des changements individuels peuvent être produits par le biais de l’implication
dans une action collective, la santé communautaire met en œuvre une action collective locale. Ainsi, le groupe
entier transforme ses normes et une dynamique de changement peut se mettre en place ».

Au regard de ce qui précède, le PASS est ses partenaires ont développé un projet pilote pour promouvoir une
approche communautaire dans la lutte contre le Diabète et l’Hypertension Artérielle dans deux quartiers populaires de la ville d’Abidjan en Côte d’Ivoire (Côte d’Ivoire : Pays d’Afrique de l’ouest). Le projet vise à contribuer à la réduction de l’exposition des populations aux facteurs de risque favorables aux diabète et l’hypertension artérielle et à la réduction de l’inéquité dans l’accès aux soins au niveau communautaire. L’une des composantes majeures de ce projet est le renforcement de capacité des individus et de la communauté desservie par les 4 établissements sanitaires pour les inciter à faire des choix et à adopter des modes de vie sains. Les interventions retenues visent non seulement à renforcer le triptyque formation / équipement / médicament au niveau de l’offre de soins au sein des centres de santé ciblés afin de les rendre plus proactifs et plus préventifs dans la lutte contre le diabète et l’hypertension artérielle, mais surtout à impliquer la communauté dans la promotion de sa propre santé.

Cinq axes complémentaires d’éducation à la santé, animés aussi bien par des formateurs spécialisés que par les pairs éducateurs communautaires sont intégrés à la mise en œuvre du projet.

Axe 1- l’Education Sportive

Il est admis que la pratique d’une activité physique, améliore les capacités des muscles, y compris le muscle cardiaque, et la solidité osseuse, participe à la réduction du risque de maladies cardiovasculaires, permet de mieux maîtriser son poids ; augmente la souplesse et l’endurance à l’effort ;favorise le sommeil, réduit le
stress et permet de se sentir en forme. A travers cet axe, nous ciblons des espaces et des évènements sportifs pour informer et éduquer la population aux risques et dangers des maladies non transmissibles avec pour objectif de dépister 1000 jeunes lors de ces activités.

Axe 2- l’Education routière

La conduite d’un véhicule exige d’importantes capacités de coordination entre le système nerveux central et la périphérie, ce qui repose sur l’intégrité de fonctions physiologiques, anatomiques et comportementales et de leurs complexes interactions. Pour évaluer avec rigueur l’aptitude à la conduite, il est nécessaire de tester les
aptitudes physiques et les fonctions exécutives. Le diabète peut impacter l’aptitude à la conduite par des tremblements, des fringales, mais aussi une altération de la perception, des capacités motrices, ou atteinte de la conscience. Un bon accompagnement par un médecin concourt à améliorer la prévention du risque routier. A cet effet des campagnes de sensibilisation seront organisées dans les stations d’essence, ainsi que dans les gares routières en direction des conducteurs et des voyageurs, pour informer les acteurs du transport sur les risques que leur font courir le diabète et l’hypertension artérielle. L’objectif étant de sensibiliser et dépister
1000 chauffeurs, apprentis-chauffeurs et voyageurs.

Axe 3- l’Education Alimentaire

Le but de l’éducation nutritionnelle est de renforcer les comportements ou pratiques nutritionnels spécifiques, de changer les habitudes alimentaires qui contribuent à une mauvaise santé, d’établir un comportement alimentaire et nutritionnel désirable pour la promotion d’une bonne santé. L’objectif sera donc d’organiser des ateliers culinaires dédiés à 1000 femmes pour sensibiliser sur les dangers d’une alimentation non équilibrée qui pourrait être à la base du diabète et de l’hypertension artérielle, de leur
proposer également des astuces et habitudes simples et peu couteuses, qui pourtant peuvent sauver des vies.

Axe 4- l’Education Financière

L’accès au financement et l’éducation financière sont revenus à plusieurs reprises lors de nos focus groupes comme étant des sujets d’intérêt majeur pour les femmes qui fréquentent les FSUCOM (Formation sanitaire urbaine à base communautaire). Ces difficultés ont été identifiées comme un facteur clé de leur maintien dans une précarité durable, rendant quasiment impossible des changements de comportements, liés par exemple à leur habitudes culinaires. Le projet proposera ainsi de coupler les activités de promotion de la santé et les activités d’inclusion financière, afin d’accroitre l’attractivité des séances de sensibilisation et d’apporter autour d’une même activité, un ensemble de solutions complémentaires répondant aux préoccupations de ces femmes.
La logique de cette intervention soutient qu’en améliorant leur éducation financière et en facilitant leur accès au crédit, ces femmes pourront améliorer leurs revenus et mieux prendre en charge l’alimentation et l’accès aux soins de la famille, qui sont des déterminants essentiels dans la lutte contre le diabète et l’hypertension artérielle. Notre objectif sera donc de former et sensibiliser mille (1000) femmes organisées en associations, groupements et coopératives, à la fois autour du diabète et de l’hypertension artérielle, mais également de la gestion de leurs revenus et de leur faciliter l’accès à du micro, voire à du nano crédit.

Axe 5 -l’Education Ecologique

« Prendre soin de notre environnement comme on prend soin de notre corps », tel est le leitmotiv que nous inspire cet axe d’éducation écologique. L’objectif de cette action de planting est d’emmener la communauté à s’engager pour le bien en commun, à prendre soin des autres ou à s’engager malgré les difficultés quotidiennes au bien-être de la communauté. L’opération « 1000 arbres contre le diabète et l’hypertension artérielle » vise à rappeler visuellement à la communauté son engagement à prendre soin de sa santé et à se dresser contre ce fléau qui détruit les familles. Chaque arbre planté sera le symbole d’un ras-le-bol face à l’avancée de ce fléau et portera un
message de sensibilisation. 

Sur tous ces axes d’intervention, plusieurs sessions sont portées par le mouvement associatif et visent à renforcer les capacités individuelles et collectives des communautés à prévenir et à prendre en charge les pathologies liées au diabète et à l’hypertension artérielle. La déconstruction des mythes et la construction des éléments de langage ont été facilitées par la participation de la communauté. Les savoirs sont donc construits ensemble et la démarche pédagogique est convenue collectivement. La formation de formateurs choisis au sein de la communauté en ont fait une démarche d’éducation populaire réussie. 

Le projet a réussi à mobiliser l’Organisation Mondiale de la santé, le Ministère de la santé, le Ministère de
l’éducation nationale, le Ministère des sports, le Ministère de la Solidarité et de la lutte contre la Pauvreté, le
Ministère de la femme, le Ministère des Eaux et Forêts, le Ministère de la Protection sociale et les mairies des
deux communes d’expérimentation dans une synergie d’actions qui a positionné l’action portée par le projet parmi les initiatives pilotes suivies par le Ministère de la santé dans le cadre de son agenda sur « la santé dans toutes les politiques ».

Cette approche multiforme et mouvante visant une finalité transformatrice de la
société s’est finalement muée en une démarche politique reconnue par plusieurs ministères comme une approche complémentaire aux efforts d’éducation portés par le Ministère de la santé, qui tout seul n’arrivera pas à bout des maladies non transmissibles. Le passage à l’échelle du projet en 2025 permettra d’inscrire
l’expertise du PASS (qui est une organisation mutualiste) dans les réussites sur lesquelles l’Etat peut s’appuyer dans le cadre d’agendas aussi importants et complexes nécessitant aussi bien de la mobilisation communautaire que du dialogue inter et intra sectoriel pour faire émerger des approches nouvelles qui portent des fruits concrets sur le terrain. De la même façon nous pouvons montrer comment les projets que le PASS porte sur l’accès à l’eau dans les territoires, ou le rôle des jeunes dans l’accès des femmes des marchés aux services de protection sociale repositionnent les organisations engagées dans l’éducation populaire dans la construction des politiques publiques et le partenariat entre le secteur public, les communautés, les collectivités et le secteur privé. Si les organisations mutualistes parviennent à faire valoir leur expertise dans le domaine de la promotion de la santé, leur emprise territoriale et leur capacité d’innovation sociale dans certaines parties du monde, elles pourront renforcer les partenariats autour d’elles, et sauront faire de l’éducation populaire, plus qu’une méthode d’émancipation individuelle et collective, c’est-à-dire un véritable levier de repositionnement de la mutualité dans les politiques publiques de santé et de protection sociale.

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