La voie de l’éducation populaire en santé

Docteur en éthique médicale (1997) et en économie de la santé (2006), a été directeur d’hôpital (promotion de 1978) et des établissements de la MGEN (2001-2009), conseiller du président de la MGEN (2010-2017). Il est président du conseil scientifique de l’Institut Montparnasse, auteur de nombreux livres et articles, consulting Professor de Stanford depuis 2006 et enseignant à l’ESSEC et aux Arts & Métiers, en particulier. Ses travaux actuels portent sur les sciences du danger, l’économie humaine et mutualiste, la santé globale sous l’Ère numérique.

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La voie de l'éducation populaire en santé

Si l’on veut s’affranchir de trop fréquents réflexes archaïques qui président aux déconstructions de tout et de tous, au bénéfice de luttes des places trop fréquentes, on percevra aisément l’évidence : l’éducation est permanente et la santé globale, personnelle et collective, y est intimement liée. Au lieu de multiplier les analyses sur les déterminismes, on peut préférer travailler ardemment sur un monde des possibles.

Tel est celui de l’éducation populaire dont les résultats sont manifestes pour
toutes ses parties prenantes, que les comptabilités et autres modes d’évaluation dominants et descendants les fassent apparaître ou pas.

Je souhaite montrer ici que la période contemporaine incite fortement à construire une alliance entre l’éducation populaire et la santé.

Nombre d’autres fondamentaux de nos vies, à tous les âges, procèdent du
même besoin : relations interpersonnelles, bon usage des technologies de l’Ere numérique, évolutions des métiers et pratiques professionnelles, responsabilités citoyennes, écologiques et sociales, en particulier.

La composante mutualiste de l’économie sociale et solidaire peut et doit contribuer au tissage de ces liens vitaux.

L'éducation populaire : une dynamique vitale

Les neurosciences nous apprennent que, dès la gestation et lors des mille
premiers jours de notre vie, notre cerveau se développe à partir de
stimulations sensorielles, dans un environnement sécurisant. A contrario, on
sait aussi que des situations d’isolement et de violence provoqueront des
lésions qui peuvent être définitives.

Avec une définition assez ouverte de l’éducation, en termes de développement
et d’affinement d’une aptitude, d’une qualité, d’un sens, qu’il s’agisse de la
mémoire, de la volonté, du goût, de l’œil, nous savons bien que l’entraînement
continu est nécessaire. La formation de l’esprit ne se termine pas le jour de la
remise d’un diplôme.
Il est heureux qu’il en soit ainsi.

En effet, jamais dans l’Histoire, l’Humanité n’a créé, dupliqué et diffusé autant
de données. Ainsi, de 2010 à 2025, l’Ere numérique les aura multipliées par
cent. Cette estimation brute ne dit pas grand-chose des résonances ainsi
engendrées.
Faute d’avoir pris en compte ceux qui plaidaient, il y a bientôt trois décennies,
au sein de l’UNESCO en particulier, pour le développement de véritables débats
infoéthiques et pour la mise en œuvre de pratiques élargies de cybersécurité,
peut-on parier que les réseaux sociaux fassent office d’éducation populaire ?
Il est permis d’en douter.

Ne le voudrait-on pas, il est plus que jamais nécessaire de vérifier et
d’actualiser nos connaissances, d’apprendre à distinguer l’essentiel du
commentaire, l’innovation véritable des ersatz.

En outre, une pratique minimale de la science du danger fait apparaître les
déstabilisations nocives entre nos buts, valeurs, données, modèles et lois, des
dissonances aux distorsions, des déficits aux catastrophes humaines et sociales.
A ce niveau aussi et en dehors des prétentions de la Com’ tous azimuts et des
amateurs égocentriques et narcissiques des montées aux extrêmes, l’éducation
populaire et l’économie sociale et solidaire s’efforcent, en permanence, de
construire de bien meilleurs équilibres et d’éviter des ruptures des liens
sociaux auxquelles trop de puissants travaillent sans relâche.

Parce qu’elle s’adresse à tous les âges de la vie, l’éducation populaire est sans doute la meilleure, voire la seule voie nous permettant de ne pas succomber sous les captures contemporaines de notre attention, la submersion d’images animées, de textes savants ou pas, de messages échangés qui ne traduisent
malheureusement pas tous un apprentissage conséquent des usages sociaux et de l’urbanité.

En effet, dans les interférences à haute vitesse entre les données qui nous parviennent et que nous contribuons à créer, l’information un peu stable qui peut en être extraite, l’expérience de vie que nous avons et qui évolue chaque
jour, la compréhension que nous pensons avoir de notre environnement et des autres, proches et plus éloignés, nos facultés intellectuelles, morales et
physiques sont mises à rude épreuve. N’évoque-t-on pas de plus en plus la fatigue informationnelle ?

Ainsi peut-on accueillir fort positivement l’avis de 2019 du Conseil économique, social et environnemental, voté presque à l’unanimité, sur le rapport de Christian CHEVALIER et de Jean-Karl DESCHAMPS : L’éducation populaire, une exigence du XXIe siècle. Il avance une vision de l’éducation populaire comme « concept moderne et précurseur », et comme « laboratoire permanent de l’innovation et des méthodes actives ».

Fortement, Jean-Philippe MILESY, dans son dernier ouvrage, L’Economie sociale
et solidaire, dynamiques d’innovation et d’émancipation, rappelle que
« l’éducation populaire est l’essence même de l’Economie sociale, la condition de sa capacité à agir et à innover. »

La Ligue de l’enseignement, fondée en 1866, les maisons des jeunes et de la culture, les auberges de jeunesse, les colonies de vacances, le  scoutisme, Emmaüs, ATD Quart Monde et des milliers d’associations ont élaboré les conditions concrètes de l’émancipation de millions de nos ascendants.

Ces multiples réalisations, souvent dans le temps long, émanaient du
mouvement ouvrier, des mouvements laïques, du christianisme social. Elles
sont documentées dans bien des archives et par les historiens. Si nous nous en tenons ici à la France, elles sont répandues partout dans le monde.

Reconnaissance par l’Etat et professionnalisation des animateurs ont voulu organiser ce pilier de notre République et de nos vies citoyennes démocratiques.

L’agrément Jeunesse et Éducation populaire, qui est délivré à la discrétion de l’administration de la jeunesse et des sports, nécessite au moins trois ans
d’existence de l’association et le respect de certains principes : liberté de
conscience, non-discrimination, fonctionnement démocratique, transparence de la gestion et absence de buts lucratifs.
Il permet de bénéficier de subventions publiques, de certains allègements de cotisations sociales et de redevances, ainsi que de se porter partie civile pour les problèmes touchant des publications destinées à la jeunesse.

Cependant, de l’intervention légitime et nécessaire de l’Etat de droit à l’étouffement progressif des libertés, certains excès de l’industrie du droit peuvent et doivent faire réfléchir sur les points de bascule de la première au second. Trop de règles artificielles sont édictées en partie par défiance à l’égard de la démocratie.
Qu’on en juge.
Ces vingt dernières années, en France, le Code de la santé publique est passé
de 550 000 mots à 1 600 000 ! Ce phénomène est général : En 85 jours de séance parlementaire, sur la période 2021-2022, 69 lois nouvelles ont été votées.
Quelle appropriation citoyenne est-elle encore possible ?
Nous pouvons avoir le sentiment de constructions dantesques qui signifient en
pratique que, libres citoyens, nous ne serons jamais en conformité avec les lois
de la République.

Il demeure qu’aujourd’hui les universités populaires, l’appui aux mesures de politiques urbaines, de lutte contre les inégalités et discriminations, façonnent de nouvelles pratiques actives et concrètes et des formes de démocratie directe.
Bien sûr, il y a des difficultés de tous ordres : recrutement des animateurs bénévoles, concurrence née du recours systématique aux appels d’offre, budgets de fonctionnement, mise en conformité avec les normes, en bref la gouvernance par les textes et les nombres, parfois querelles idéologiques qui peuvent tenir du bal des egos entre militants, tensions communautaires, etc.

Pour que chacune et chacun puissent devenir des personnes qui participent à la
vie du pays, à toutes les échelles, l’Ecole de la République n’a-t-elle pas besoin d’être accompagnée et parfois prolongée par les multiples initiatives qui
relèvent de l’éducation populaire inscrite dans le temps libre ?

A distance des querelles d’experts sur la définition de l’éducation populaire,
inévitablement marquée par les catastrophes de notre histoire, notamment la
chape de plomb que la loi Le Chapelier de 1791 abat sur le corps social,
plusieurs expressions fortes peuvent constituer la boussole de l’éducation
populaire : l’objectif de contribuer à l’émancipation individuelle et collective,
une claire conscience que chaque personne est porteuse de savoirs – toutes et
tous sachants et apprenants -, la reconnaissance de l’importance de
l’innovation sociale, le portage des actions par des organisations plurielles qui
s’attachent à de bien meilleurs équilibres entre le Tout Etat et le Tout Marché
et l’attachement au local et territorial.

Au total, la production collective de connaissances, représentations
culturelles, symboles partagés,
signe l’influence et l’importance de l’éducation
populaire. On se souviendra, non sans émotion, combien les cultures agricole,
artisanale et ouvrière comportaient une dimension d’entraide, de
compagnonnage. C’est parfois toujours le cas.
Les métiers s’apprennent et transmettent langages et liens humains et sociaux.

Un minimum de lucidité fait apparaître qu’une société humaine et
démocratique ne peut faire face aux défis contemporains – transition
écologique, paix sociale, évolution du travail, partage de la valeur,
aménagement des territoires, bon usage des technologies, parmi d’autres –
sans apprendre ensemble.
Autrement, nous serons toujours dos au mur, pris au dépourvu, dans un monde
qui paraît multiplier les situations de handicap, au détriment de la démocratie.
Face à l’intelligence dite artificielle, essayons l’intelligence humaine. N’est-ce
pas ?
Face aux prédéterminations par des mythes de tous ordres, au service
d’oligarchies corruptrices, l’attention aux faits, à la diversité des expériences de
vie et une construction déterminée de nos accords humains et sociaux sont à
privilégier. Autrement, démocratie et liberté seront vidées de leur substance.

Il n’est que temps de prendre enfin en compte les propositions d’Edgar MORIN,
soutenues par l’UNESCO, et qui décrivaient, en 1999, les Sept savoirs
nécessaires à l’éducation du futur, pour affronter la vie.
L’Institut Montparnasse, la MGEN, le Groupe VYV, la Mutualité Française ne
s’honoreraient-ils pas d’en faire une étude et des applications soignées ?

On en vient maintenant au tissage possible entre l’éducation populaire et la
santé.

L'éducation populaire et la santé : une alliance de vie

Depuis un demi-siècle, on sait que la double transition démographique et épidémiologique, le vieillissement relatif de la population et le poids croissant des maladies chroniques, constituent des défis pour tous les systèmes de santé. Se contenter de fabriquer des oppositions stériles – curatif-préventif, hôpital-ville et de si nombreux sigles institutionnels au point que les Agences régionales de santé sont obligées de diffuser des glossaires – est frappé d’inanité. Quel paradoxe fou que notre santé, sous domination bureaucratique, devienne incompréhensible !

Alors même que le corps humain présente une complexité vraie inouïe.
Quelle est la longueur du réseau des vaisseaux sanguins d’un humain adulte ?

100 000 kilomètres, soit un enchevêtrement d’artères, veines et capillaires qui alimentent toutes les cellules de l’organisme, en permanence. Raison pour laquelle nous devons bouger, nous lever, marcher.
Combien d’entités nosologiques comporte la plus vaste nomenclature médicale dans le monde, SNOMED-CT, œuvre de 38 pays, depuis cinquante ans et héritage de toutes les civilisations qui ont contribué depuis 5 000 ans à
l’immense progrès de nous connaître nous-mêmes ?
De l’ordre de 400 000, au moins. Soit bien plus que les plus grandes langues
vernaculaires.

En songeant un peu aux chercheurs, médecins, chirurgiens, soignants de
l’Histoire humaine, une certaine mode des critiques acerbes et ignorantes à
l’encontre des progrès des sciences – toutes collaborent à ceux de la médecine – et des soins est bien peu respectable. Peut-on rappeler que la moitié de la population mondiale ne bénéficie d’aucune protection sanitaire et sociale et que des milliards de personnes seraient heureuses de pouvoir accéder à des soins pris en charge par la solidarité nationale et des milliers d’équipes couvrant tout le spectre de la gravité et de l’urgence ?

D’autres précisions s’imposent. Partout dans le monde, les pionniers de la Santé publique ont observé et publié l’importance fondamentale en santé de l’eau, de l’air, de l’alimentation, de
l’hygiène et de la salubrité publiques.

Et celle des ingénieurs, techniciens et ouvriers qui en construisent les réseaux
vitaux et les maintiennent.

En bref, il n’est pas indispensable de critiquer les spécialistes et leurs équipes
qui se consacrent aux épisodes aigus de maladies dangereuses à brève
échéance pour développer la prévention. Prévenir vaut mieux que guérir. Une évidence.

Encore faut-il que les politiques de prévention soient cohérentes et bénéficient d’une reconnaissance et de ressources. Ce n’est pas en dispersant les instances de prévention et en surfant sur les difficultés relationnelles entre les décideurs et les professionnels de santé que l’on progressera.

Alors, l’éducation populaire peut et doit intervenir.
En tenant compte d’acquis scientifiques : une conception unifiée et étagée de la prévention, une continuité établie entre facteurs génétiques, épigénétiques et environnementaux.
En s’intéressant de manière puissante à la santé des femmes, à la santé au
travail, à l’hygiène des milieux, à la hiérarchie des facteurs de risque et des
moyens de prévenir. Ainsi, contre l’hypertension artérielle, l’hypercholestérolémie, le tabagisme et
le diabète, on peut réduire fortement le risque. Il en va de même en santé
mentale. Face aux risques environnementaux, l’éducation populaire peut être de grande utilité sociale.
Elle permettra de lutter contre l’influence nocive de certains médias et d’excès du marketing, l’abus de produits inutiles ou nocifs, le non respect des
prescriptions, etc. L’éducation à la santé à l’école étant ce qu’elle est, l’éducation populaire peut y pallier, dans une certaine mesure. Connaître le plus tôt possible le fonctionnement de son corps ne serait pas du luxe.

Les publications quotidiennes, validées par les pairs, étant devenues si
nombreuses, celles et ceux qui orienteront leurs actions d’éducation populaire seront bien inspirés d’être conseillés par des médecins.

Au total, les actions d’éducation populaire en santé et en santé mentale
peuvent nous permettre de mieux connaître les dangers, de manière
équilibrée, de réduire certaines expositions, d’atténuer certaines vulnérabilités et d’être incités à une détection précoce.

Oui, la santé individuelle et collective s’apprend, s’éduque, s’enseigne. Au plus près de nos concitoyens. En dehors de toute instrumentalisation nihiliste.
Dans un effort de synthèse des meilleures contributions de ce monde des professionnels, services publics, privés d’intérêt collectif et privés, industriels de la santé et de celles et ceux qui financent la solidarité en santé.

Alors, l’éducation populaire sera en mesure de tirer vers le haut ce monde des
possibles et d’y tendre à partir de situations courantes de vie, de vieillissement, de maladie, de handicap.

Après des décennies de « réformes » et de complications qui masquent les faits, les réponses de l’éducation populaire nous remettent les pieds sur terre.

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