Chroniques de l’IM, Jean Marie Fessler et André Martin : L’éthique mutualiste

Jean-Marie Fessler est docteur en éthique médicale et en économie de la santé, a été directeur des établissements de soins de la Mgen et professeur associé de Stanford. Il est président du Conseil Scientifique de l’Institut Montparnasse, et il est auteur ou co-auteur de nombreux ouvrages et publications. André Martin est docteur en philosophie, est […]

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Jean-Marie Fessler

est docteur en éthique médicale et en économie de la santé, a été directeur des établissements de soins de la Mgen et professeur associé de Stanford.

Il est président du Conseil Scientifique de l’Institut Montparnasse, et il est auteur ou co-auteur de nombreux ouvrages et publications.

André Martin

est docteur en philosophie, est chercheur associé à l’Université de Sherbrooke, expert de la coopération et des mutuelles.

Il est membre de la société de philosophie du Québec et auteur d’articles universitaires portant notamment sur la coopération et le mutualisme.

Il accompagne présentement le conseil d’administration de la mutuelle SSQ Assurance sur les questions de revitalisation du mutualisme au Québec, d’éthique et de gouvernance.

Ethique et mutalisme

On peut définir le mutualisme comme une éthique de vie. En effet, partout dans le monde, il est une traduction entrepreneuriale d’un fort attachement au partage et à la solidarité. Au sein de l’économie sociale et solidaire, les mutuelles sont alliées aux coopératives, associations, fondations et entreprises sociales. Spinoza, philosophe du 17e siècle, fondait l’éthique sur l’accomplissement de soi et la recherche de la joie. Cette caractéristique humaine fondamentale est définie comme : « Ce qui est bon pour l’humanité ». Un siècle plus tard, Kant précisait : « Les voies et moyens pour y parvenir. » L’effort éthique s’exprime à la fois par de multiples actions manifestant une montée de la conscience d’appartenir à la même communauté humaine et de grandes œuvres. Celles et ceux qui incarnent le mieux les hautes valeurs éthiques ont parfois payé de leur vie leurs engagements ou ont souvent vécu dans la solitude. De Socrate à Spinoza. De Gandhi à Mandela. Dans cet article, nous proposons une esquisse de liens entre l’éthique et le mutualisme.

Un effort de lucidité

Toutes et tous, nous savons comment peuvent peser sur nos destins personnels et l’histoire des peuples et civilisations la géographie, la compétition pour les ressources et la satisfaction des besoins essentiels, des atouts variables et des inégalités de toutes sortes. Nous savons aussi que sur quarante siècles, moins de trois siècles seulement n’ont pas connu la guerre. Ainsi, les dualités – liberté et égalité, par exemple – nécessitent des espaces de débat – la démocratie – et d’influence réciproque. Tel est l’un des enseignements de l’éthique. Telle est la pratique d’équilibre du mutualisme entre l’État et le secteur privé. 

Il en va de même avec le développement massif des technologies. L’éthique interroge l’ère numérique, ses inventions positives et ses déviances destructrices. Les mutuelles, sociétés de personnes, s’investissent dans l’appropriation et l’humanisation des innovations. 

Ethique de Spinoza, ne sera publié qu’à sa mort en 1677, pour éviter la censure

Seule la stagnation n’est pas de mise.

Enfin, la tentation d’instrumentaliser et d’institutionnaliser l’éthique est constante. 
Une prétention philosophique ou juridique à la modéliser piège la liberté de percevoir et de penser, liberté vitale à la respiration éthique. Il en va de même d’un mutualisme qui serait dégradé en éléments de langage et en soumission à des obligations formelles. La confiance en la personne, construite pas à pas chaque jour, et la vérification démocratique de l’utilité sociale de nos entreprises permettent de lutter contre ces travers.

Le souffle éthique

L’éthique, avec son long parcours philosophique, historique et culturel permet d’ouvrir toutes grandes les portes de la réflexion sur l’expérience humaine en termes de finalités existentielles. L’éthique qui se manifeste exemplairement au cœur de nos pratiques s’inscrit aujourd’hui davantage dans un processus d’interaction humaine faisant constamment appel à la conscience, au sens, au dialogue et aux valeurs des personnes confrontées aux dilemmes de la vie et aux différents codes qui la régissent.

Entre un dogmatisme fermé et un relativisme moral où tout semble se valoir, l’éthique propose un chemin dialogique de compromis à explorer (1) situant les personnes au cœur des décisions à prendre en vue de répondre le plus adéquatement possible à leurs besoins et aspirations (2).

Edgar Morin dédiait en 2008, un ouvrage à la complexité humaine

Puisque subsistent continuellement des zones d’ombre, d’incertitudes et de complexité dans l’existence humaine, l’éthique offre une possibilité de mieux scruter et raffiner les profondeurs du jugement pratique humain, en vue d’une action jugée juste. Elle est une lanterne humaine qui éclaire les pas incertains et justifie des démarches collectives.

Les expressions suivantes qui portent sur l’éthique nous semblent exprimer cette dynamique éthique, celle que l’on n’enferme pas. La Règle d’or est une éthique de réciprocité et d’empathie qui s’exprime dans la majorité des cultures humaines sous la forme : « Fais aux autres ce que tu souhaites qu’on te fasse » ou « Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas que d’autres te fassent ». Partout, elle se formule de bien des manières.  

Elle culmine en Occident avec la maxime annonciatrice des droits humains : « Aime ton prochain comme toi-même ! » Au-delà de tous les clivages, nous nous devons respect entre nous parce que nous sommes humains.

L’éthique est la manière dont nous habitons le monde et les relations entre nous, dont nous apprenons à vivre et à mourir. Elle nous invite à être ce qu’il faut faire, avec courage et capacité de dire franchement « non » et vraiment « oui ». Le questionnement éthique est une lecture humaine, responsable et juste d’événements de notre vie quotidienne. Que partageons-nous et avec qui ? Comment faire ce partage ? Question toujours brûlante… Dialogue, débats et échanges éthiques visent à aller au fond des raisons qui justifient les règles morales, sociales, juridiques.

Le Serment d’Hippocrate, fondateur de l’éthique médicale, est traditionnellement prêté par les médecins, chirurgiens-dentistes et sages-femmes en Occident

Comme nous le saisissons, l’éthique est au cœur des diverses réflexions et activités humaines, qu’elles soient politiques, sociales, économiques ou autres, à distance des jeux de mots et d’egos.
Devenir des femmes et des hommes d’humanité, selon l’expression de Confucius, quel projet de vie et quelle éthique des pratiques quand l’agir jugé et réfléchi traite la personne et la communauté toujours comme une fin en soi et jamais simplement comme un moyen ! (3)

La respiration mutualiste

L’assistance mutuelle porte justement sur la personne humaine, dans un esprit d’entraide et de solidarité. Sous Covid-19, les gestes en ont été multipliés. La proximité territoriale et la nature essentielle des besoins à satisfaire prédominent dans ce groupement de personnes. Les cotisations sont versées préalablement : c’est l’acte de prévoyance. La gouvernance est démocratique. La recherche de l’équilibre économique se distingue de celle, exclusive, du profit. Entre l’État et le secteur privé, les mutualistes réalisent tous les jours des actions porteuses de rééquilibre et donc de sens. 

Constamment, adhérents, militants, élus et salariés de nos mutuelles ont à veiller aux biais cognitifs, rapports de forces, fabrications du consensus ou encore à la marchandisation de nos vies. Placer le mutualisme et nos mutuelles sous le regard de l’éthique, n’est-ce pas d’abord accepter d’évaluer la qualité des liens entre nos décisions et activités avec les mots et valeurs qui les inspirent ? À défaut, statufier nos valeurs en mythes institutionnels flatte peut-être, mais expose à des contradictions qui vont nourrir la défiance, voire la violence. 

Souvent, nous devons constater nous être détournés de cette invitation de Pascal : « Travaillons donc à bien penser (…) ». Et de la « visée éthique » (5) de Ricœur comprise comme  « une vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes » (6). Ce tout dernier point mérite certainement de forts progrès sous les lumières de la sagesse pratique (7). Puisque l’entreprise mutualiste met en œuvre le postulat fondamental qui affirme la place prépondérante des personnes au cœur même de l’organisation et des conflits à résoudre collectivement, cette visée éthique demeure le substrat de la mutuelle comme entité économique et sociale profondément ancrée dans l’idéal démocratique.
Comment pourrait-il en être autrement sans se dénaturer ? 
Ces boussoles éthiques exigeantes orientent nos feuilles de route contemporaines. À défaut, le danger saisit le cœur du tissu social. Trop de constructions abstraites et dogmatiques – frontières artificielles, pliages algorithmiques, groupes homogènes – préemptent les comportements et fabriquent du désespoir. Ainsi, la puissance autoritaire d’un management basé sur des représentations tronquées est une violence faite aux métiers. 

Paul Ricoeur

Paul Ricoeur, théorisera l'éthique sous différentes formes (antérieure, postérieure et visée éthique) au cours son œuvre

Éthique - débat - dialogue

À côté d’œuvres à lire et à relire, de témoignages qui émanent des adhérents, des militants, des élus sur les territoires et des salariés, le débat éthique est une façon mutualiste de progresser. On y procède par examen de la vérité des faits, de la justesse des références, de la sincérité des sujets.

L’éthique est loin d’être spéculative. Elle est dialogique et engagée. Si elle ne résulte pas du seul débat elle place le débat éthique au centre de son agir. Il devrait être préalable aux décisions. Sa valeur intrinsèque réside dans les perceptions et échanges de celles et ceux qui acceptent d’y participer de manière sincère. Johane Patenaude précise que : «  Le dialogue n’est pas n’importe quel échange, il n’est ni une conversation ni une négociation. (…) Ni contenu et plus que procédure, le dialogue procède de la « différence » qui sépare a priori les interlocuteurs et les guide vers une coélaboration du sens » (8)

L’éthique sollicite donc le déploiement du dialogue authentique comme outil essentiel et non violent de communication qui façonne la manière de définir et de coconstruire les finalités du vivre-ensemble. En ce sens, le dialogue et le débat constituent en eux-mêmes les composantes de l’expérience éthique contemporaine et traduisent d’une façon éloquente l’idéal socratique qui promeut le questionnement face aux réponses automatiques et absolues. Le temps qu’on y consacre en dit long.

© Jina Nebe, Iles – Maurice – Champs de canne à sucre – nuit en feu

Nos deux mutuelles d’appartenance, Beneva au Québec, union récente de SSQ Assurance et La Capitale Assurance, et Mgen en France, s’y consacrent, avec respectivement quatre millions d’adhérents et plusieurs milliers de salariés. L’éthique y inspire certains axes de développement et une régénération du modèle mutualiste, d’une part. D’autre part, ces mutuelles travaillent sur de lourdes préoccupations sociales : des situations de handicap à la santé au travail. La participation d’établissements mutualistes de soins nous recentre sur l’essentiel, c’est-à-dire sur l’humanité elle-même aux prises avec des dilemmes existentiels et toujours en quête de sens.

Le mutualisme, bien ancré dans la pratique éthique du monde contemporain, demeure un formidable moyen pour construire un chemin collectif humainement habitable, avec les matériaux du 21e siècle. 

Ce survol mettant en relief la proximité, voire l’arrimage entre mutualisme et éthique nous amène à souligner comme Alain Létourneau que : « C’est cela une éthique qui ne fait pas la morale » (9), celle où : « Chacun est responsable de tous. Chacun est seul responsable. Chacun est seul responsable de tous ». Vœux d’un pilote de guerre, Antoine de Saint-Exupéry. 

De toute évidence, aujourd’hui la parole éthique doit être protégée, car elle est à la fois forte et fragile. 

References

↑1 Patenaude, Johane. Le dialogue comme paradigme éthique, Réseaux, vol. 82, 1998, p. 74
↑2 Taylor, Charles. Grandeur et misère de la modernité, Montréal, Bellarmin, 1992
↑3 Kant, Emmanuel. Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Bordas, 1988, p. 62
↑4 Pascal, Blaise. Pensées, Paris, Éditions du Seuil, 1962, p. 122
↑5 Ricœur, Paul. Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 199-236
↑6Ricœur, Paul. Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 202.
↑7 Ricœur, Paul. Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 291-344
↑8 Patenaude, Johane. Au carrefour de la pédagogie et de l’éthique : l’exercice dialogique. Québec français, (106), 1997, p. 27. Lien internet : https://id.erudit.org/iderudit/56446ac
↑9 Malherbe, Jean-François. Qu’est-ce que l’éthique appliquée? Sherbrooke, Université de Sherbrooke, GGC, 2000, p. 5

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