4ème rencontre ADDESxInstitut Montparnasse : L’ESS, porteuse d’un management alternatif ?

Le présent écrit revient sur la 4ème conférence de l’ADDES et de l’Institut Montparnasse ayant pour thème les porosités de l’ESS. Celle-ci a eu lieu le mardi 19 décembre 2023 à la MGEN. 1. Introduction Objectif de la conférence : Explorer les pratiques managériales innovantes dans l’ESS et leur impact sur la société. L’ESS offre […]

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Le présent écrit revient sur la 4ème conférence de l’ADDES et de l’Institut Montparnasse ayant pour thème les porosités de l’ESS.
Celle-ci a eu lieu le mardi 19 décembre 2023 à la MGEN.

1. Introduction

Objectif de la conférence :

Explorer les pratiques managériales innovantes dans l'ESS et leur impact sur la société.

L’ESS offre un modèle entrepreneurial légalement reconnu depuis 2014 et présente une vision économique alternative axée sur la société. Propose-t-elle un mode de gestion différent, un management alternatif ? Peut-elle inspirer au-delà de ses propres organisations, notamment pour répondre aux impératifs de la transition sociale et environnementale ? Les principes de l’ESS remettent-ils en question les fondements du management actuel, basé sur un modèle d’entreprise différent ? Comment promouvoir davantage la démocratie et le partage équitable des bénéfices ? Dans le domaine spécifique de la gestion des ressources humaines, les valeurs et principes de l’ESS peuvent-ils susciter des pratiques innovantes pour d’autres entreprises ? Ces questions seront explorées lors de cette 4ème rencontre clôturant le cycle organisé par l’ADDES et l’Institut Montparnasse sur les interactions et les tensions au sein de l’ESS.

2. Panel des Intervenants et Premières Réflexions

Amina Béji-Bécheur (Université Paris Gustave Eiffel, corédactrice de l’ouvrage « Organisons l’alternative ! Pratiques de gestion pour une transition écologique et sociale », Ed. EMS.)
Stéphane Veyer (La Manufacture Coopérative« Les coopératives entre
management et contre-management » Éditions Smart | Les cahiers | 2021)
Laetitia Lethielleux (Université de Reims, co-directrice de l’ouvrage collectif « la Gestion des ressources humaines dans les organisations de l’ESS : les valeurs à l’épreuve des pratiques » AGRH, Vuibert, ISBN : 978-2-311-41275-8)
Baptiste Barré (MGEN, chef de projet transformation)

3. Les tensions managériales dans l’ESS

La présentation de Laetitia Lethielleux met en lumière les tensions persistantes au sein du secteur de l’Économie Sociale et Solidaire (ESS), notamment liées à l’application rigoureuse
du droit du travail. Des exigences telles que le repos de 11 heures entre deux missions ou la gestion des horaires décalés posent des défis significatifs. Elle évoque aussi la conciliation parfois difficile entre la disponibilité des bénévoles (souvent en horaire décalé : fin de journée, weekend) et celle des salariés (horaires de bureau). Malgré la prévision d’un besoin de 700 000 emplois d’ici 2025, le secteur peine à susciter l’attrait nécessaire.

Amina Bêcheur souligne les disparités existantes dans les programmes de formation entre le domaine du management et celui de la gestion au sein de l’ESS. Ces disparités engendrent des tensions et les initiatives en matière de management n’émanent
pas toujours des entreprises opérant dans ce secteur. Depuis quelques années, les journées de gestion en ESS (GESS) mettent en débat les travaux de recherche en sciences de gestion au sein des entreprises de l’ESS. L’enjeu est aussi de définir ce que l’on entend par management alternatif, selon la chercheuse cela repose sur les critères de démocratie, de solidarité, de management participatif, d’échanges équitables ou encore de partage de la propriété.

En outre, la taille d’une organisation détermine souvent le type de management adopté. Elle met en avant la gouvernance partagée comme un moyen de trouver des solutions plus équitables et de favoriser le débat démocratique au sein des entreprises. Il existe aussi des tensions de rôles au sein des organisations de l’ESS :
bénéficiaire, salarié, bénévole, etc. Enfin, le financement hybride des modèles de l’ESS génère des tensions endogènes et exogènes.

Quant à Stéphane Veyer, il pointe – en tant qu’acteur de l’ESS – une première difficulté majeure : dans l’ESS, le bénévolat est souvent perçu comme du travail gratuit, alors qu’il devrait être valorisé au même titre que le travail rémunéré. Cependant, il souligne que le bénévolat ne crée de la valeur ajoutée que lorsqu’il n’est pas quantifié ou comptabilisé. Selon lui, le bénévolat représente une forme de non-travail, à l’instar du commun qui n’est pas une propriété collective mais une non-propriété. Il existe enfin des contaminations réciproques entre salariat et bénévolat.

"[Il faut]... souligner que la première tension est liée au fait que les cadres de pensée du management sont inspirés de la grande entreprise capitaliste et se heurtent aux missions et principes fondateurs des entreprises de l’ESS. Il n’y aura développement et essaimage de pratiques innovantes inspirées de l’ESS que s’il y a également changement dans les contenus des formations en gestion. Et s’il existe des formations spécifiques en gestion des organisations de l’ESS elles sont minoritaires et présentées comme des spécificités sectorielles dans le portefeuille des formations de l’enseignement supérieur. Or, former à la gestion dans l’ESS c’est saisir un ensemble de théories et de pratiques managériales non pas sectorielles mais ancrées dans d’autres paradigmes historiques qui se renouvellent encore aujourd’hui, coopératif, solidariste, écologiste, féministe ou anarchiste. Ces disparités de cadres de pensées engendrent des tensions au sein des organisations de l’ESS. En outre de manière contre-intuitive et les initiatives innovantes en matière de management n’émanent pas toujours des entreprises de l’ESS. C’est pour contribuer au renouvellement des enseignements de la gestion que depuis quelques années, les journées de gestion en ESS (GESS) mettent en débat les travaux de recherche en sciences de gestion au sein des entreprises de l’ESS. L’enjeu est aussi de définir ce que l’on entend par management alternatif, [selon la chercheuse] cela repose sur les critères de démocratie, de solidarité, de management participatif, d’échanges équitables ou encore de partage de la propriété. Dans les approches critiques du management on parle aussi d’organisations alternatives qui s’écartent de modèles organisationnels reproducteurs de rapports de domination et dont par exemple les particularités sont l’acceptation du dissensus, ou le management par le sens, ou encore le management participatif. Mener des travaux sur ces sujets c’est par exemple identifier que la taille d'une organisation contraint la mise en place d’une gouvernance démocratique incarnée dans le quotidien du management mais ne l’empêche pas. C’est également rendre visibles des tensions de rôles au sein des organisations de l’ESS : bénéficiaire, salarié, bénévole, etc. ou que le financement hybride des modèles de l’ESS génère des tensions endogènes et exogènes qu’il faut savoir gérer."
Amina Béji-Bécheur
corédactrice de l’ouvrage « Organisons l’alternative ! Pratiques de gestion pour une transition écologique et sociale »

4. Les leviers / opportunités / bonnes pratiques, inspirations du management dans l'ESS

Laetitia Lethielleux met en exergue la nécessité pour l’ESS d’apporter des contributions nouvelles sur le management et souligne que les étudiants et équipes de recherche peuvent apporter un regard novateur en accord avec ce principe.

Amina Bêcheur souligne la multitude d’innovations présentes dans l’ESS mais déplore le manque de capitalisation. Elle met en lumière l’engagement fort de la France dans le domaine de l’enseignement, en insistant sur le rôle crucial des étudiants en tant que futurs dirigeants. Dans le cadre des entreprises de l’ESS, les institutions financières telles que les banques et les assurances, notamment les mutuelles, ont intégré les aspects néfastes du capitalisme. Elle note que la jeune génération recherche un sens profond dans ses actions, souvent associé à une orientation. En d’autres termes, quelle direction prenons-nous ? Cependant, malgré ces défis, certaines entreprises refusent de se conformer à des statuts déjà existants. La question de la mesure de l’utilité sociale demeure aussi un défi important : pourquoi et comment devrait-elle être évaluée ? A titre d’exemple, elle cite l’initiative de la Fabrique 77, portée par des jeunes, visant à améliorer la couverture Internet dans leur territoire.

Stéphane Veyer met en avant les défis liés aux méthodes de travail de l’ESS. Actuellement, cette dernière se base souvent sur des outils de mesure hérités du capitalisme et il est nécessaire que l’ESS se réapproprie des outils de management ou d’évaluation : « l’outil fait le geste ». Il souligne les liens significatifs mais pas assez explorés entre ESS et tiers-lieux, ESS et communs, l’ESS et le libre, tout en soulignant l’importance du développement des outils utilisés. Il prend l’exemple des comptables de Coopaname qui ont adapté leurs outils grâce à des logiciels libres, les ajustant aux besoins spécifiques des coopérateurs. Il remarque également un retour marqué de l’auto-gestion, perçue comme une critique de la subordination et des rapports de domination, et la considère comme un projet politique. Pour l’avenir, il prédit une réaffirmation de l’éducation populaire comme moyen de renouveler la démocratie, citant l’exemple de la SCOP Le Pavé et ses conférences gesticulées. Il questionne l’impact de la vie collaborative sur l’éducation populaire, insistant sur le fait que ces approches ne doivent pas être vues comme de simples outils mais comme un renouveau de la pensée politique. Il mentionne l’exemple de Coop en Lutte, des caisses de grève tenant leurs assemblées générales dans les locaux d’Enercoop, marquées par un fort engagement. Ces actions politiques favorisent l’émergence d’outils et de pratiques de gestion innovants au sein des coopératives.

Il est souligné que les liens entre l’ESS et le syndicalisme sont étroitement tissés au Québec, et que la France pourrait s’en inspirer pour faire évoluer davantage ses pratiques.

Baptiste Barré apporte une perspective empirique basée sur des pratiques sur le terrain. Ancien chimiste, il illustre avec des exemples de grandes entreprises du CAC 40 adoptant une approche managériale efficiente avec seulement deux managers. Il souligne la nécessité d’évoluer dans les processus de ressources humaines et cite Laloux (pour rappel : l’autogouvernance de Frédéric Laloux implique que les structures s’organisent en cercles autonomes, avec une répartition du pouvoir, des décisions prises collectivement et une culture axée sur le développement individuel et un objectif commun). Pour transformer les pratiques managériales, il prône la création de cadres collectifs différents tout en garantissant un soutien aux managers. Les processus RH doivent être systémiques pour s’aligner aux valeurs de l’entreprise. Au sein de la MGEN, Baptiste Barré a un rôle de soutien des managers par l’animation de temps collectifs, et de changement de la culture managériale.

5. Conclusion

Points clés de la conférence

Défis dans l'Économie Sociale et Solidaire :

Les défis majeurs concernent l’application rigoureuse du droit du travail (exigences comme le repos entre missions, gestion des horaires décalés) et le manque d’attrait pour le secteur malgré besoin de 500 000 emplois d’ici 2028 suite aux départs à la retraite. Dans l’ESS, l’adéquation entre les besoins, les projets portés et les ressourcent disponibles génèrent également d’importantes tensions (Atlas commenté de l’ESS, Lefebvre-Dalloz, ESS France, Novembre 2023).

Disparités dans la formation et gestion :

Des disparités existent dans les programmes de formation, engendrant des tensions. La taille de l’organisation détermine souvent le type de management adopté. La gouvernance partagée est proposée comme solution pour favoriser l’équité et le débat démocratique.

Bénévolat et valeur ajoutée :

Le bénévolat est souvent perçu comme du travail gratuit, mais il devrait être valorisé.
Cependant, il est noté que le bénévolat ne crée de la valeur ajoutée que lorsqu’il n’est pas quantifié ou comptabilisé, représentant ainsi une forme de non-travail. Le bénévolat ne doit pas être sacrificiel dans l’ESS et nécessite un équilibre de don et de contre-don. Il ne faut pas non plus mythifier le don, car il existe des inégalités face au don (Annie Dussuet).

Besoin de contributions nouvelles dans l’ESS : Soulignement de la nécessité d’apports novateurs dans l’ESS, notamment par les étudiants, pour répondre aux défis actuels.

Innovations et engagement :

Les entreprises de l’ESS cherchent des moyens d’innover et de se démarquer, notamment en intégrant les aspects néfastes du capitalisme. La jeune génération aspire à des actions porteuses de sens et d’orientation. Sont rappelés les risques liés à l’entreprise libérée qui fait reposer les responsabilités sur l’individu et non sur le collectif. Les statuts de l’ESS demeurent une « corde de rappel » importante pour éviter certaines dérives de l’entreprise capitaliste.

Méthodes de travail et outils :

L’ESS se base souvent sur des outils hérités du capitalisme. L’auto-gestion émerge comme une critique des rapports de domination. L’éducation populaire est vue comme un moyen de renouveler la démocratie. Les pratiques collaboratives sont perçues comme un renouveau de la pensée politique.

Perspectives pour l'avenir :

● Renforcer la formation en management spécifique à l’ESS pour réduire les disparités
et favoriser des pratiques plus équitables.
● Repenser la valorisation du bénévolat en le considérant comme un apport de valeur
à part entière.
● Explorer des modèles de gouvernance plus participatifs
● Encourager davantage d’innovations au sein de l’ESS, en repensant les méthodes
de travail et les outils utilisés.
● Explorer des modèles plus démocratiques, comme l’auto-gestion et l’éducation
populaire, pour renforcer la participation au sein des coopératives.
● Établir des liens plus étroits entre l’ESS et le syndicalisme pour un partenariat plus
solide.

Il ressort des opinions exprimées par Laetitia Lethielleux, Amina Bêcheur, Stéphane Veyer et Baptiste Barré que la taille des organisations de l’ESS ne devrait pas constituer une barrière à l’exercice démocratique.
Au contraire, des modèles de gouvernance partagée et des initiatives de gestion démocratique peuvent offrir des solutions plus équitables et favoriser un débat démocratique au sein des entreprises, indépendamment de leur envergure.
Il est évident que des références aux pratiques managériales des entreprises capitalistes peuvent fournir des pistes pour repenser les processus internes au sein de l’ESS. Les principes d’autogouvernance et de répartition du pouvoir évoqués par Laloux, bien que déployés dans des contextes capitalistes, détiennent des enseignements transposables dans le cadre de l’économie sociale.

En outre, les innovations et les initiatives évoquées par les différents auteurs, qu’il s’agisse de la valorisation du bénévolat, du développement des outils spécifiques adaptés aux coopératives, ou encore des modèles émergents de gestion et de gouvernance participatives, soulignent la nécessité d’une évolution profonde au sein de l’ESS.

En conclusion, l’ESS doit envisager une réflexion critique et ouverte aux diverses influences, sans renoncer à ses valeurs fondamentales. La fusion entre l’expérience des entreprises traditionnelles et les principes démocratiques peut offrir des solutions novatrices et adaptées aux défis actuels. Il est impératif de reconnaître que la taille d’une organisation ne doit pas entraver la mise en place de pratiques démocratiques, mais plutôt servir de moteur pour l’émergence de nouvelles formes de gouvernance et de gestion. 

À travers cette synthèse, il apparaît crucial pour l’ESS de saisir ces opportunités pour s’adapter, se renforcer et répondre efficacement aux défis contemporains tout en préservant ses valeurs et son engagement social.

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